22

 

— Ça d’abord, dit Trag, montrant les moniteurs comme Lars et Killashandra le rejoignaient dans le salon.

Lars leva le bluffeur.

— Parfait. Maintenant, tu vas me raconter tes aventures ophtériennes, Killashandra. Pour que je puisse séparer les faits de la fiction présentée par Torkes et Ampris. Très intelligents, ces deux-là.

— Un verre, Killa ? demanda Lars, la voix rauque de colère ou d’angoisse.

— J’apprécierais quelque chose de plus raide, que cette bière insipide, Lars, dit Trag.

— Avec plaisir, Trag.

Killashandra sentit ses entrailles se dénouer, et elle soupira de soulagement, la demande de Trag lui prouvant qu’il avait bien conservé toute sa tête. Elle goûta la liqueur de polly que Lars lui tendit avant de s’asseoir près d’elle sur le canapé, sans la toucher, mais un bras protecteur allongé sur le dossier. Elle commença par son voyage sur l’Athéna, et ses soupçons sur Corish. Elle rapporta tout aussi sincèrement son accès de colère contre la bureaucratie ophtérienne, qui l’avait poussée à sortir du territoire du Conservatoire, son enlèvement ultérieur, son évasion, et sa seconde rencontre avec le jeune îlien. Elle ne lui cacha rien des effets de Lars sur sa sensualité, ni de sa sympathie pour Nahia, Hauness et Theach. Chanter le crystal tendait à dépouiller les gens des vernis et conditionnements sociaux – non qu’elle en ait eu beaucoup au départ, ayant été élevée sur Fuerte.

Pendant tout ce récit, Trag sirota son alcool, les yeux impénétrables sous ses paupières baissées. Il termina son verre comme Killashandra concluait son récit, et fit signe à Lars de lui remettre ça.

— Ils sont astucieux, ces vieillards, mais c’est la première fois qu’ils ont affaire avec des chanteurs-crystal, dit Trag. Et cette fois, ils en ont trop fait. Les dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre.

Killashandra le regarda, un peu étonnée, se demandant si la manie de Lars était contagieuse. Mais, l’adage s’appliquait parfaitement à la situation.

— Ou se croient inaccessibles aux flèches et aux frondes de la fortune outragée, dit Lars avec un sourire malicieux.

Killashandra protesta d’un grognement.

— Demain, je proposerai de vérifier l’orgue du Conservatoire, dit Trag. J’ai nettement perçu un bourdonnement, signe certain d’un crystal endommagé.

— Est-ce qu’ils accepteront ? demanda Killashandra.

— Ils sont cupides. Et ils n’ont aucun accordeur qualifié tant que nous n’en avons pas formé quelques-uns. J’ai déjà résolu un point épineux : le contrat de la Ligue ne spécifiant pas le nombre de techniciens à envoyer, ils n’auront rien à payer en supplément pour mes services. Avant que je les aie rassurés sur ce point, ils essayaient d’arguer qu’il y avait rupture de contrat de ta part…

— Rupture de contrat ? Moi ? Alors que c’est eux qui m’ont mise en danger ? D’abord en engageant quelqu’un pour m’attaquer afin de prouver mon affiliation à la Ligue ? Et ensuite en entravant l’exécution de ma mission ? Et ils osent calomnier mes compétences ?

Killashandra passa vivement de l’indignation à l’amusement.

— Non qu’ils soient en mesure d’apprécier vraiment l’étendue de nos compétences ! Ni l’excellence de l’assistance technique qu’ils ont payée ! Alors, quels autres problèmes épineux as-tu résolus au dîner ? termina-t-elle avec un grand sourire.

— Ton incorruptible dévouement à la Ligue.

— Quoi ! s’écria Killashandra, son irritation rallumée. Par tout…

Trag la fit taire de la main, avec une lueur dans l’œil suggérant à Killashandra qu’il s’amusait de sa déconfiture. Et elle remarqua du coin de l’œil que Lars aussi s’efforçait de réprimer son amusement, ce qui n’arrangea pas son humeur.

— Étant comme je le suis le collaborateur direct de Lanzecki…

Trag fit une pause inattendue, lui jetant, subrepticement un coup d’œil qu’elle qualifia mentalement de madré.

— … je suis au-dessus de tout soupçon. Je suis mâle également. Or il semble que les Anciens ne confient aux femmes que les tâches traditionnelles ou inférieures. Je leur ai assuré que non seulement tu étais le premier choix de Lanzecki pour une réparation aussi délicate et importante, mais aussi le mien.

Killashandra renifla dédaigneusement, le regardant d’un air entendu pour lui rappeler pourquoi elle avait été son premier choix.

— Tes louanges, Ligueur, n’ont d’égal que ton attachement à la Ligue, dit Killashandra avec modestie.

— Et sur toutes les questions concernant la Ligue, je suis incorruptible également, dit Trag, parant habilement son attaque.

— Alors nous sommes autorisés à terminer demain ma réparation de l’orgue du Festival, Lars et moi ?

Trag acquiesça de la tête.

— Et toi, tu vérifieras le second instrument ?

— Dans l’intérêt des principes fondamentaux du Conseil de la Fédération des Mondes Pensants, certainement. Sinon, je peux t’assurer qu’ils ne bénéficieraient pas des services gratuits d’un membre de la Ligue Heptite.

— Bravo ! s’écria Lars.

— Leur cupidité les aveugle, dit Trag. C’est pourquoi, continuant sur notre lancée, nous allons saisir l’occasion qui se présente, ajouta-t-il. Ils sont fondamentalement mesquins. Sécurité, fierté patriotique et sexe ! C’est impensable, les images lubriques imposées au public de ce soir !

Killashandra le regarda, un peu étonnée : l’indignation le rendait positivement loquace ; quant aux services gratuits qu’il avait proposés ! Ou était-ce simplement le contrecoup de l’interprétation érotique du Boléro ? Elle aurait cru qu’il avait plus d’étoffe, surtout qu’il était averti des subliminaux.

— Oh, c’est le régime courant pour le Conservatoire, dit Lars. À l’intention des masses, ils ont d’autres thèmes, parfois si indigestes que je me demande comment elles peuvent les avaler, même subliminalement. Pour les Continentaux, ces thèmes vont, poursuivit Lars en les énumérant sur ses doigts, de la xénophobie leur inspirant la méfiance des races autres que la leur, à la claustrophobie destinée à étouffer dans l’œuf tout désir de voyage spatial, en passant par la peur de la désobéissance, la peur des actes qui ne sont pas « naturels », la peur de commettre une action illégale, rationnelle ou non. Il y a même un circuit de feedback négatif pour réprimer les pensées que les Anciens ont soudain décidé de considérer comme subversives. C’est ainsi qu’on a induit une aversion générale pour la couleur rouge il y a environ un an.

« Par ailleurs, poursuivit Lars, s’échauffant sur son sujet, le menu proposé aux touristes est différent : amour de la vie simple, très peu d’érotisme – logique, non ? Sans parler du prêchi-prêcha sentimental sur les avantages de la vie naturelle d’Ophtéria. Et des comptes en banque fabuleux, dont le solde fulgure sur l’écran aux moments les plus bizarres. Naturellement, on ne parle pas des inconvénients.

— Pas de conférence de Révélations complètes ? dit-elle avec un regard accusateur à Trag, qui l’ignora.

— Lars, avez-vous un contact fiable au Conservatoire ? demanda Trag.

— Je n’ose pas contacter qui que ce soit après la séance subliminale de ce soir. Je peux essayer sur le marché…

Trag secoua la tête.

— Par politique, j’ai feint d’être d’accord avec Ampris et Torkes pour reconnaître que tu es tombée sous l’influence pernicieuse de ce jeune homme, Killashandra.

Elle s’esclaffa, mais il la fit taire de la main.

— Vous ne serez plus autorisés à quitter le Conservatoire sans escorte, ni l’un ni l’autre. Pour votre protection, naturellement.

— Naturellement !

— Ce qui joue en votre faveur dans cette toquade…

— Trag !

— Je ne suis pas Ballyaveugle, Killashandra, dit Trag d’un ton sévère. Et si les Anciens vous croient trop absorbés l’un dans l’autre pour dédaigner des activités plus subversives, c’est une sauvegarde, même si elle est précaire. Du moins tant que nous sommes sur Ophtéria.

Il se tourna vers Lars.

— Dès que nous serons partis, vous serez en grand danger, Lars Dahl.

Lars hocha la tête, et sourit à Killashandra qui lui serrait convulsivement la main.

— Tout ce qu’il me faut, c’est une demi-journée d’avance sur eux, et personne ne me retrouvera jamais dans les îles.

Trag parvint à prendre l’air sceptique sans bouger un muscle de son visage.

— Pas cette fois, je le crains. Cette fois, tous les îliens vont être châtiés et réduits à l’obéissance totale et définitive au Conseil Ophtérien.

— Il faudra d’abord qu’ils nous attrapent, dit Lars avec calme, mais les yeux flamboyants de colère.

Puis il changea brusquement d’attitude et haussa les épaules avec désinvolture.

— Cette menace de représailles définitives n’est pas nouvelle.

— Trag a ce mandat…, commença Killashandra, mais elle s’interrompit devant son visage fermé.

— Puis-je te rappeler, Killashandra, dit Trag, qu’un mandat du Conseil Fédéral n’est pas un document qu’on utilise avec impunité. Si je suis forcé de m’en servir, Lars ou quiconque j’arrêterai, sera accusé de ton enlèvement et passible des peines prévues par la loi.

— Si je ne porte pas plainte, une fois qu’ils auront quitté Ophtéria…

— Si tu te parjures devant une cour fédérale, Killashandra Ree, même la Ligue Heptite ne pourra pas t’en épargner les conséquences.

— Je répète, et écoutez-moi cette fois, l’interrompit Lars, lui secouant le bras pour obtenir son attention, que je n’ai besoin que d’un peu d’avance, et qu’aucun capitaine de la planète ne sera capable de me retrouver. Écoutez, Trag, ce n’est pas votre affaire, mais si vous êtes d’accord pour débrancher le projecteur subliminal du Conservatoire, pourriez-vous aussi en débrancher d’autres ? Il y a pas mal d’orgues à deux claviers sur le Continent. Deux projecteurs sabotés, ce sera déjà bien, mais plus il y en aura hors d’usage, plus il y aura de Continentaux exemptés de manipulations subliminales, plus nous aurons de chances de survivre jusqu’à ce que le Conseil Fédéral passe à l’action.

« Les Anciens peuvent bien se vanter de châtier les îliens, mais il leur faut d’abord monter suffisamment les Continentaux contre eux pour qu’ils exigent des actions punitives. Or les Continentaux sont passifs, après tout le baratin qu’on leur fait ingurgiter depuis tant d’années.

Il eut un sourire malicieux.

— Vous avez vu hier soir, à quelle séquence ils réagissaient le mieux – sûrement pas à la séquence militaire ! Alors, pour les conditionner à une action punitive, il faudrait du temps, un programme astucieux, et une saturation du public. Plus petit sera le filet subliminal, plus longtemps il faudra aux Anciens pour monter une expédition quelconque dans les îles.

« Maintenant, poursuivit Lars d’un ton pressant en se penchant vers eux, vous et Killa devez faire un rapport au Conseil Fédéral, non ? J’ai du mal à croire que le Conseil agira rapidement. Exact ?

Trag acquiesça de la tête.

— La rapidité est fonction du danger physique qui menace une planète.

— Pas du danger qui menace une population ? dit Killashandra, étonnée.

Trag fit « non » de la tête.

— Les populations sont faciles à remplacer, mais les planètes habitables relativement rares.

Il fit signe à Lars de poursuivre.

— Ainsi, on va écouter, lire, discuter votre rapport. Et après ?

— Cela peut effectivement prendre du temps, Lars Dahl, mais le Conseil Fédéral a interdit l’usage du conditionnement subliminal. Je n’ai pas le moindre doute qu’une action sera entreprise contre les Anciens d’Ophtéria. Un gouvernement qui doit recourir à de tels moyens pour conserver son autorité a perdu le droit de gouverner. Leur Charte sera abolie.

— Il n’y a pas de danger qu’on vous empêche de partir, vous et Killashandra ? demanda-t-il brusquement.

— Pourquoi ? Peuvent-ils se douter que nous avons connaissance de leurs pratiques ?

— Comgail les connaissait, dit Killashandra, même s’il est mort avant d’avoir pu transmettre ses informations. Quiconque l’a assassiné doit se demander s’il avait des complices.

Lars secoua la tête avec conviction.

— Le seul contact de Comgail était Hauness, et Hauness n’a rien révélé avant la mort de Comgail. Je savais que des mesures draconiennes étaient en préparation, mais je ne savais pas lesquelles.

— Dites-moi, Lars, demanda Trag, quelqu’un soupçonne-t-il que vous avez connaissance des unités subliminales ?

Lars secoua vigoureusement la tête.

— Comment ? J’ai toujours feint les réactions correctes après un concert. Mon père ne m’en a jamais parlé avant de m’envoyer au Conservatoire. Et il a accompagné ses avertissements de la description du châtiment que j’encourrais, de sa part aussi bien que du Conseil, si je révélais inutilement ce que je savais. Vous pouvez être certain que je n’en ai parlé à personne, termina-t-il avec un grand sourire.

— À part votre père, qui est au courant ? demanda Trag. Mais vous ne le savez peut-être pas ?

— Si, dit Lars, hochant la tête. Hauness et ses intimes. En sa qualité d’hypnothérapeute, il a eu vite fait de repérer les subliminaux, mais il a eu le bon sens de se taire. Il est possible que d’autres hypnothérapeutes s’en soient aperçus aussi mais, si c’est le cas, ils ne le crient pas sur tous les toits. Qu’est-ce qu’ils pourraient faire ? D’autant plus que peu d’Ophtériens savent que les subliminaux sont interdits par les Lois Fédérales !

Cette dernière remarque fut prononcée sur un ton sarcastique.

— Qui irait soupçonner que la musique, la carrière suprême sur Ophtéria, puisse être pervertit pour assurer la perpétuation d’un gouvernement conservateur ? Puis il y avait le problème pratiquement insoluble de faire sortir d’Ophtéria quelqu’un de statut suffisant pour être écouté par le Conseil Fédéral. Les plaintes émanant de gens considérés comme des citoyens mal intégrés – et toutes les sociétés en ont – ont peu de poids.

« C’est Hauness qui a inventé un moyen de faire passer des messages hors planète. Les suggestions post-hypnotiques – oui, oui, je sais ; et ne croyez pas qu’il lui fut facile de violer l’éthique de sa profession, mais nous commencions à désespérer. La suggestion d’accepter, puis de poster une lettre à la première escale nous a semblé une infraction mineure. Et Hauness ne s’y est résigné, j’en suis sûr, qu’à cause de l’état d’abattement de Nahia. Elle est empathe, Trag…

— Il faut que tu rencontres Nahia avant de quitter Ophtéria, dit Killashandra, entrelaçant ses doigts à ceux de Lars, rassurante.

Il la regarda avec gratitude.

— Et si vous alliez bricoler l’orgue d’Ironwood, vous rencontreriez sûrement Nahia et Hauness, dit Lars, très excité.

— Vraiment ? fit Trag.

— Sûrement ; si vous tombiez malade.

Trag le regarda dans les yeux.

— Les chanteurs-crystal ne contractent jamais les maladies sévissant sur les autres planètes.

— Pas même une infection alimentaire de temps en temps ? dit Lars sans se décourager. Comme ça, vous pourriez prévenir Nahia et Hauness, et ils préviendraient les autres.

Lars se pencha vers Trag, attendant impatiemment sa décision.

— Combien êtes-vous dans votre groupe, Lars Dahl ? demanda Trag.

— En ce moment, je ne sais pas. Nous étions dans les deux mille, plus ceux sur lesquels nous enquêtions avant de les admettre. Les fouilles et arrestations des Anciens après l’enlèvement de Killashandra ont considérablement réduit nos rangs.

À son ton, il semblait regretter d’avoir provoqué les Anciens à entreprendre ces actions punitives. Puis il se redressa, acceptant sa responsabilité.

— Mais j’espère de tout mon cœur que d’autres sacrifices ne seront pas nécessaires.

— Les îliens commettent beaucoup de délits sur le Continent ?

— Des délits sur le Continent ?

Lars éclata de rire.

— Nous laissons les Continentaux mariner dans leur jus. Quand on veut faire peur à un enfant des îles, on le menace de l’envoyer à l’école sur le Continent. De quels crimes accuse-t-on nos plages ?

— De sombres crimes, sans préciser spécifiquement lesquels ; à part l’attaque de Killashandra…

— C’est Ampris qui l’avait commanditée…, dit-elle avec colère.

— Et son enlèvement.

— Je l’ai mis sur le dos de malfaiteurs inconnus. Je croyais bien leur avoir fait avaler ça.

— Ils l’auraient peut-être avalé, si ce n’était votre attachement mutuel qui crève les yeux, presque comme si vous étiez en résonance. Toutefois, poursuivit vivement Trag, Torkes affirme que le jeune Lars Dahl ne t’aurait pas si commodément retrouvée s’il n’avait pas su où tu étais. Les îles étant si nombreuses et si éloignées les unes des autres, il ne croit pas à cette coïncidence.

— Je crois que Torkes va avoir une belle surprise en fait de coïncidence, dit Killashandra de son ton le plus sarcastique.

Elle venait de se resservir un alcool très fort, dans l’espoir d’émousser sa colère et son indignation.

— Trag, je ne vois pas pourquoi le Conseil Fédéral ne pourrait pas agir de façon expéditive…

— Cette planète n’est pas menacée de destruction.

— Alors, notre Conseil Fédéral tant vanté ne vaut pas mieux que le Conseil des Anciens ?

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, Lars Dahl, pour garantir l’intégrité physique et psychique de vos amis, dit Trag. Et s’il faut pour cela bricoler tous les orgues de cette planète, je le ferai aussi.

Une légère modification du contour de sa bouche lui donna l’apparence d’un sourire.

— Leur cupidité m’aiguillonne. Bon, tout ça m’a donné soif. Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il, demandant un autre verre de façon détournée.

Le jus fermenté du fruit de l’universel polly, dit Lars en le servant. Les Anciens se plaignent peut-être des îliens, mais ils sont leurs meilleurs clients.

— Parlez-moi encore des mesures de sécurité de l’astroport, dit Trag. Un astronef est attendu dans deux semaines. J’aimerais vous mettre dessus tous les deux.

— Il serait encore plus facile de naviguer entre les îles en ligne droite, Trag, dit Lars, secouant la tête d’un air découragé. Si quelqu’un avait pu découvrir une faille dans le système de sécurité de l’astroport, ce serait fait. Mon père a eu l’insigne honneur de régler les écrans pour prévenir une attaqué massive. Il était venu avec un contrat à court terme pour fournir des micro-unités de sécurité au Conseil Ophtérien. Et il était coopté par le Conseil Fédéral, à cause de son expérience dans l’installation des microcircuits. La FMP voulait qu’il enquête sur la disparition d’un autre agent. Mais, son installation terminée, il n’avait pas beaucoup avancé dans son enquête secrète. C’est pourquoi, quand les Ophtériens lui ont proposé le contrat de l’astroport, il a accepté. Personne ne prit la peine de l’avertir qu’il est dangereux de rester plus de trois ou quatre mois, après quoi on risque d’être piégé sur la planète. Quand il réalisa qu’il ne pouvait plus partir, et que même lui ne pouvait pas franchir le détecteur de l’astroport, il négocia pour se faire nommer Capitaine du Port de l’île de l’Ange. Assez loin pour que les Anciens ne se sentent pas menacés par lui ; assez loin pour qu’il ne se sente pas menacé par eux.

— Comment les marchandises sont-elles transférées ? demanda Trag.

— Les rares importations entrent par le sas principal des passagers, contrôlé par les pilotes de navettes qui sont des Ophtériens loyaux et incorruptibles. La seule façon d’entrer dans l’astroport, c’est en passant sous l’arc détecteur. Et si le détecteur se déclenche avant qu’on ait présenté son permis de passage aux réhab-gardes, pan – il imita le bruit d’un bouchon qui saute – tu es mort.

— Pourtant Thyrol était à côté de moi quand je suis sortie de l’astroport, et le détecteur ne s’est pas déclenché, dit Killashandra. Et tu dis qu’il se déclenche chaque fois que le résidu minéral est détecté.

— Il se peut que la résonance du crystal masque ou égare le détecteur, dit Trag, choisissant lentement ses mots. Car la même chose s’est passée, Thyrol à côté de moi quand j’ai débarqué.

— Alors, pourquoi ne pas simplement passer sous l’arc avec Lars entre nous deux ? demanda-t-elle.

— Tu n’as plus de résonances, dit Trag.

— De plus, ça ne sauverait que moi, Killa. Je ne veux pas abandonner les autres aux représailles des Anciens.

Killashandra leva les bras au ciel, écœurée, mais non sans admirer son courage.

— Une minute. Peut-être que je ne résonne plus, mais le crystal blanc résonne, lui. Il n’y a qu’à chanter un « la » et ça détraque les moniteurs. Ces résonances ne pourraient elles pas affecter d’autres appareils piézo-électriques ? Je sais que ce serait insensé d’essayer de faire sauter le détecteur…

— Ça a été tenté aussi, Killa, l’interrompit Lars avec un sourire d’excuse.

— Trag ? Si la résonance du crystal fait masque…

— Il ne faudrait pas faire l’expérience et échouer.

Killashandra se tourna vers Lars.

— Tu as dit que ton père pouvait repérer les agents du Conseil posant aux touristes. Il a un détecteur ?

— Un petit.

— Si nous l’avions, nous pourrions nous en servir pour tester la résonance du crystal. Nous avons tous ces bidons de fragments, Trag, et tu sais comme le blanc est interactif.

— Il faudrait d’abord contacter mon père, dit Lars avec un rire ironique, puis les amener ici, lui et son détecteur. Oh, il n’est pas très grand, mais quand même trop pour se promener avec dans les rues de la Cité.

Mais alors même qu’il parlait avec ce pessimisme, elle vit qu’il avait repris espoir.

— Raison de plus pour que vous alliez à Ironwood, Trag, et que vous contactiez Nahia et Hauness. Ils ont l’océanjet. Ils pourraient amener discrètement jusqu’à Ironwood mon père et le détecteur.

— Il n’y a pas de documents d’embarquement exigés à l’astroport ?

Lars secoua lentement la tête.

— C’est inutile avec l’arc détecteur. Vous oubliez, Trag, que les Ophtériens, fidèles à leur planète et heureux et leur vie naturelle, n’ont aucun désir de quitter Ophtéria. Seuls le font les touristes, qui peuvent acheter leur billet n’importe où pourvu qu’ils aient les crédits nécessaires.

— Alors, dit Trag en se levant, posant son verre sur la première surface disponible, je ne peux que vous obliger, et vous et les cupides Anciens. Bonne nuit.

Killashandra le regarda, se demandant si le jus de polly était monté à la tête de l’impassible Trag, mais son pas était ferme et assuré. Lars le suivit des yeux, pensif.

— Si cette idée marche, Killa, dit-il en la prenant dans ses bras, les yeux comme éblouis de cette lointaine perspective, est-ce qu’il y aura assez de fragments pour faire sortir six ou sept personnes ?

— Ne compte pas trop là-dessus, Lars, dit-elle, prudente, posant la tête sur son épaule et l’entourant de ses bras. Et nous ne pouvons pas non plus organiser un exode de masse sur le prochain vaisseau sans nous trahir. Mais si la résonance du crystal trompe le détecteur, on pourra libérer les plus vulnérables. La saison touristique n’est même pas commencée. Dès qu’elle aura débutés nous pourrons mettre quelques personnes sur chaque vol en partance. Avec un billet sans retour.

Levant les yeux, elle vit son air désolé.

— Lars, danse avec moi !

— Au son d’un tambour lointain ? demanda-t-il avec tristesse.

Mais il surmonta vite cet accès de dépression.

Le lendemain matin, Killashandra s’éveilla au deuxième carillon, avec une idée intéressante.

— Lars, Lars, réveille-toi.

— Pourquoi ?

Il tenta de l’attirer à lui, lui murmurant des suggestions amoureuses.

— Non, c’est sérieux. Nous avons réagi aux subliminaux hier soir. Pendant combien de temps agissent-ils ?

— Euh… je ne sais pas. Je n’ai jamais… Ah, je vois ce que tu veux dire.

Il s’assit, entourant ses genoux de ses bras et réfléchit aux implications.

— Nous n’avons jamais fait entrer la séance d’hier soir dans nos plans, c’est ça ?

Il se frictionna pensivement le menton, puis lui sourit.

— On pourrait utiliser ça à notre avantage. Sécurité, patriotisme, sexe !

Il fut pris d’une telle hilarité qu’il se balança sur le dos, genoux relevés jusqu’au menton, pour détendre les crampes de ce rire incontrôlable.

Trag parut sur le seuil, montra le moniteur du plafond, et quand Killashandra pointa le doigt sur le bluffeur de la table de nuit, il entra et referma la porte, observant Lars, impassible.

— Nous avons été conditionnés hier soir, Trag, dit-elle en guise d’explication tout en s’habillant. Je crois que je ne devrais pas en faire trop, mais si Lars jouait l’indifférence à mon égard, Ampris et Torkes penseraient peut-être que leur conditionnement est efficace. Même sur une chanteuse-crystal. Trag, je pourrais même dire que je veux rester que je ne veux pas quitter Ophtéria. Je suis musicienne. S’ils ne peuvent pas faire mieux qu’hier soir, donnez-moi un clavier, et je leur ferai de la musique sensorielle qui les laissera sur le cul !

Trag secoua lentement la tête.

— Trop risqué pour un certain nombre de raisons que je ne devrais pas avoir à énumérer.

Essuyant ses larmes d’hilarité, Lars commença à s’habiller, sans cesser de sourire.

— Alors, qu’est-ce qu’il y avait de si drôle ? demanda Killashandra.

— Mirbethan en symbole sexuel, alors que je t’ai, toi !

— Je ne suis pas sûre que j’avais envie d’entendre ça !

Killashandra gagna le salon d’un pas raide et s’approcha de l’unité-traiteur. Elle enfonça rageusement un bouton, si fort qu’il resta coincé et qu’une rangée de tasses se mit à défiler comme à la parade. Heureusement, le mécanisme était programmé pour prévenir toute consommation excessive, et le panneau d’alarme commençait à clignoter « quota », quand le bouton se débloqua.

— Mets Ampris à ma place, et qu’est-ce que ça donne ? demanda Lars, à peine repentant.

— La nausée.

Elle lui tendit une des nombreuses tasses attendant sur l’unité-traiteur.

 

Killashandra
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